Les différences de genre se retrouvent dans les représentations de la Covid-19

En avril 2020, 14 000 volontaires de Constances ont laissé un commentaire lors d’une enquête sur la Covid-19. L’analyse des réponses met en lumière deux rapports très différents à l’épidémie : une relation personnelle qui se rencontre davantage chez les femmes et une relation plus politique retrouvée majoritairement chez les hommes. Cette étude sera prochainement publiée dans La Revue Française de Sociologie.

Très vite, suite au 1er confinement strict en mars 2020, la cohorte Constances s’est mobilisée afin d’apporter sa pierre à la compréhension et la gestion de la crise sanitaire. Dans le cadre du projet SAPRIS, elle a proposé, début avril 2020, aux 67 000 volontaires de la cohorte dotés d’un espace Web Constances de répondre à un questionnaire spécifique Covid-19. Une question ouverte se trouvait en fin de questionnaire, ainsi formulée : « La zone ci-dessous vous permettra de faire vos commentaires, remarques, etc. »

Plus de 30% des répondants (14 000 personnes sur 46 000) y ont répondu. Une équipe de chercheurs a analysé les réponses – très diverses dans leur contenu et leur longueur – avec une méthode statistique basée sur l’analyse des mots utilisés. Cette méthode a permis de faire ressortir des champs lexicaux dominants en les classant selon leur fréquence d’apparition.

Un « matériel » d’étude exceptionnel

« D’habitude, les questionnaires se limitent à des questions fermées. Je ne connais pas d’autres études sur la Covid avec de telles données. C’est très précieux » indique Alexis Spire, directeur de recherche CNRS à l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (IRIS) qui a supervisé l’analyse. Et d’ajouter : « Les questions fermées bornent l’espace d’expression des personnes enquêtées à un même registre de représentations et de pratiques. Avec un espace où les enquêtés peuvent s’exprimer librement, on capte des informations que le questionnaire n’a pas pu saisir, même s’il existe un biais lié au fait que seulement 30% des enquêtés y ont répondu (ils sont plus âgés, plus diplômés et présentent plus souvent des symptômes du COVID que le reste de la cohorte). À partir du texte brut des mots spontanément utilisés, on peut rendre compte de la façon dont ces enquêtés agencent les différents registres d’argumentation à leur disposition et se ré-approprient les thématiques liées à l’épidémie, sans être dépendant de questions qui sont formulées a priori et qui n’épuisent pas toujours ce que veulent dire les enquêtés. »

Relation politique versus relation personnelle à l’épidémie

Réalisée par Marion Maudet, enseignante-chercheuse à l’Université Lumière Lyon 2 et au Centre Max Weber, l’analyse des réponses a fait ressortir 6 champs lexicaux bien distincts qui révèlent :

  • une relation politique pour 4 champs lexicaux que les chercheurs ont nommé : « vision globale », « controverses politiques », « défense de l’hôpital public » et « critiques de l’hôpital » ;
  • une relation personnelle à l’épidémie pour les 2 champs lexicaux appelés « santé individuelle » et « espace domestique ».

 Poids du genre dans les représentations

Les chercheurs ont ensuite regardé les associations entre ces champs lexicaux et le genre. Ils ont trouvé que les femmes ont 1,7 fois plus de chances que les hommes d’entretenir une relation personnelle à l’épidémie. L’inégale répartition des tâches ménagères et du travail sanitaire s’ancre aussi dans la manière de se représenter l’épidémie.

Les femmes sont ainsi largement surreprésentées dans le groupe qui perçoit les effets de l’épidémie et du confinement au niveau de « l’espace domestique » : elles constituent 63 % de cette catégorie contre 53 % des personnes ayant répondu à la question ouverte. Elles sont aussi plus souvent actives que les autres. Les hommes de ce groupe sont plus souvent retraités, ouvriers, peu diplômés, et participent plus aux tâches domestiques que l’ensemble des hommes (24,6 % des hommes de ce groupe ont effectué au moins 4 h de travaux domestiques au cours de la semaine, contre 20 % pour l’ensemble des hommes). Ce sont davantage les conséquences domestiques et familiales de l’épidémie sur leur vie quotidienne qui préoccupent les hommes et les femmes de ce groupe :

« Mon beau-père est en fin de vie pour cause de coronavirus, il est impossible d’apporter à mes beaux-parents l’aide et le soutien qui leur serait nécessaire. Cette situation est vraiment extrêmement difficile à vivre. On respecte le confinement, on fait les courses pour nous et nos parents. On leur dépose sans toucher à rien chez eux, on leur demande de suivre les précautions par rapport aux emballages … Et à côté de cela, hier c’était dimanche de Pâques, des voisins, 2 maisons plus loin faisaient un barbecue avec des amis ou de la famille et de l’autre côté, les voisins recevaient enfants et petits-enfants… Déprimant. » (Femme, 45-54 ans, employée, salariée du public, bac+2)

 

Pour Alexis Spire, « la place qui est assignée aux femmes dans la division sexuée du travail les mène à évaluer la gestion de la pandémie non pas d’un point de vue théorique ou abstrait, mais à l’échelle de l’espace domestique et de la famille au sens large. Les femmes sont d’autant plus sensibles aux changements induits par le confinement que cette situation d’enfermement a engendré pour elles un surplus de tâches domestiques auquel s’ajoutent souvent les relations d’entraide et les services rendus à l’ensemble de la famille et notamment aux grands-parents ».

Les femmes sont aussi prépondérantes dans le champ lexical « santé individuelle » où elles constituent 58% de cette catégorie. A l’inverse, les femmes ne représentent que 47 % des répondants pour le champ lexical « critiques de l’hôpital public », 47 % pour le champ lexical « controverses politiques », 46 % pour le champ lexical « vision globale ». Pour le champ lexical « défense de l’hôpital public », la parité est plus de mise, avec une proportion de 54 % de femmes.

Cette étude met en lumière deux rapports très différents à l’épidémie : une relation personnelle qui se rencontre davantage chez les femmes et consiste à appréhender les effets de la maladie à l’échelle de l’espace domestique ou de sa santé individuelle, et une relation politique, plus masculine, qui se situe à une échelle plus globale. « Un même événement engendre des représentations très différentes selon les personnes. C’est très genré. Ce résultat qui ressort très clairement des champs lexicaux utilisés, est très robuste sur le plan statistique et s’est trouvé confirmé lors d’une deuxième enquête réalisée un mois plus tard » conclut le sociologue.

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